Les canyons sous-marins languedociens et pyrénéens en quatre dimensions
Depuis les premiers temps de l'océanographie, les canyons sous-marins ont attiré la curiosité et l'imagination des explorateurs. Leur taille imposante (suggérant des incisions supérieures à mille mètres dans certains cas) n'était pas sans rappeler les canyons creusés par les rivières sur les continents, ce qui conduisit les premiers océanographes, comme Francis Shepard, à imaginer que ces reliefs sous-marins s'étaient formés durant des périodes d'émersion.
La marge du Languedoc - Roussillon est probablement l'une des régions du monde qui a fait l'objet des plus anciennes reconnaissances, en particulier en raison de la présence de l'Institut Océanographique de Monaco. A la fin du siècle dernier, Pruvôt explorait déjà, avec le vapeur "Roland", les parages du "rech" de Lacaze Duthiers (ce terme désigne les canyons en catalan).
A partir des années 1940, Jacques Bourcart devait consacrer de nombreuses publications à la morphologie et la géologie de cette zone, et en particulier à l'effet des cycles glaciaires sur la distribution des sédiments de surface (les "sables du large") et à l'origine des canyons. Ses idées sur la "flexure continentale" et la "révolution pliocène" s'inspirent largement des observations effectuées dans cette région. Il devait réaliser, avec la Marine Nationale, une première carte du "socle continental du littoral français de la Méditerranée" sur laquelle les principaux canyons sont bien identifiés (la carte "des côtes de Provence et du Roussillon dressée par Marti et Antoine en 1930 resta secrète jusqu'en 1945 pour des raisons stratégiques). Paradoxalement, cette région qui avait tant attiré les premiers océanographes français aura été la dernière, autour de la métropole, à bénéficier d'une cartographie moderne.
On sait aujourd'hui que les canyons jouent un rôle très important dans les échanges entre les continents et les océans, et représentent des "conduits" concentrant les transferts d'énergie et de matière. Par voie de conséquence, ils représentent aussi des secteurs d'intérêt particulier pour l'étude des ressources vivantes. Ils jouent enfin un rôle dans la stabilité des pentes continentales, et contrôlent le transport et le dépôt de sédiments sableux qui peuvent fournir des roches réservoirs piégeant le pétrole. Plusieurs programmes de l'IFREMER, mais aussi des universités de Perpignan, Marseille, Barcelone, Lille, Brest et Paris 6 étaient intéressés par l'accès à une bonne cartographie de ce secteur clé, en particulier dans le cadre de plusieurs programmes européens en cours et d'une proposition de forages scientifiques.
Un siècle après les expéditions du vapeur "Roland", la campagne CALMAR (CAtalano-Languedocian Margin) a donc achevé la cartographie au sondeur multi-faisceaux de la pente continentale du Golfe du Lion, entamée à l'est en 1981 par le "Jean Charcot". Du 13 au 26 novembre 1997, les canyons et le glacis situés entre le méridien de Sète et 41°30' de latitude ont été cartographiés, des prélèvements et des profils sismiques étant également réalisés.
Les canyons
Les canyons languedociens et pyrénéens constituent le trait morphologique majeur de la zone étudiée ; ils forment des incisions dépassant 600 m de profondeur, avec des flancs extrêmement pentés. Une première analyse des données géophysiques montre que tous les canyons n'ont pas fonctionné de manière synchrone, et que le tracé de ceux-ci a beaucoup varié au cours du temps. On constate aussi que tous les canyons n'ont pas le même degré d'activité. Les canyons les plus "actifs" se caractérisent par l'existence d'un chenal central formant un sur-creusement large de quelques centaines de mètres, et parfois profond de 150 mètres. C'est le cas en particulier des canyons de Cap de Creus, Lacaze-Duthiers, de l'Aude, et de l'un des tributaires du canyon de l'Hérault. Au sein d'un même canyon, on distingue souvent l'existence de plusieurs phases d'incision (jusqu'à quatre pour le canyon de l'Hérault), parfois matérialisées par des morphologies rappelant celles des systèmes fluviatiles (captures, vallées perchées...). Les canyons Lacaze-Duthiers et de l'Aude montrent, au cours du temps, une migration vers l'WSW, qui se marque par un flanc WSW plus escarpé. Cette migration est confirmée par la sismique, où l'on voit clairement le remplissage sédimentaire sur le flanc oriental de certains canyons alors que leur flanc occidental est érosif. La détermination de l'origine de ces migrations nécessitera une interprétation plus détaillée des données, afin de montrer le rôle respectif de la force de Coriolis (qui dans l'hémisphère nord dévie les trajectoires vers la droite), du courant liguro-provencal (qui longe la marge du Golfe du Lion en direction de l'ouest) et du contrôle structural (subsidence différentielle des différents "compartiments" formant la marge, tectonique salifère..).
Un résultat important de la campagne est la mise en évidence de glissements sous-marins récents le long de la marge. Des loupes d'arrachement d'aspect très frais entaillent ainsi les anciens dépôts littoraux formés durant le dernier maximum glaciaire, il y a environ 20000 ans, ce qui permet de dater de manière indirecte l'âge des glissements. A cette époque, le niveau marin était plus bas de 100 à 120 mètres, du fait du piégeage d'une partie de l'eau du globe dans les calottes glaciaires. Le littoral se trouvait donc à proximité de la pente continentale (le plateau continental étant émergé), et les fleuves étaient presque directement connectés aux canyons. La position des anciens littoraux des périodes glaciaires est marquée, dans l'enregistrement sédimentaire, par la présence de corps sableux bien visibles sur les profils de sismique réflexion.
Une telle connexion directe fleuve/canyon s'observe aujourd'hui dans des régions dépourvues de plateau continental, comme la zone de Nice, qui est périodiquement affectée par des glissements sous-marins.
En pied de marge, on observe aussi que les failles de croissance liées à la tectonique salifère contrôlent les structures, comme l'orientation oblique du canyon de l'Hérault (profondeur 700 m), ou la position du canyon de Cap de Creus (en créant par fluage du sel une dépression où vient s'installer le canyon). Une autre expression de la tectonique salifère se marque dans l'existence de "marches" structurant les interfluves des canyons, comme celle située vers 1100 m de profondeur à l'interfluve Cap de Creus/Lacaze-Duthiers.
Les dépôts sédimentaires en pied de pente
En pied de marge, les levés réalisés par l'Atalante ont permis de mettre en évidence l'existence d'une épaisse (>1000 m) ride sédimentaire, formée par l'accumulation de dépôts turbiditiques issus des différents canyons qui se rejoignent dans le canyon de Sète. Cette ride est moulée par des structures appelées "sediment waves" (vagues sédimentaires) de longueur d'onde pluri-kilométriques, visibles en sismique et sur l'imagerie dans la partie SW de la zone d'étude. La encore, l'effet de la force de Coriolis comme la circulation des eaux profondes méditerranéennes pourraient expliquer la position de la ride par rapport aux sources d'apport. Il est en tout cas indéniable qu'un transport sédimentaire actuel ou très récent existe dans le bassin profond, attesté par les figures sédimentaires longitudinales révélées par l'imagerie acoustique de l' de l'Atalante.EM 12
L'analyse des sédiments superficiels à partir de l'imagerie acoustique et des données de sondeur de sédiments (une source acoustique à haute fréquence permettant d'obtenir une coupe verticale à haute résolution des premiers mètres de la couverture sédimentaire) révèle aussi l'existence d'une large zone couverte par une récente coulée de débris ("debris flow") qui provient, au moins en partie, des canyons pyrénéo-languedociens, mais peut être aussi du flanc occidental de l'éventail sédimentaire profond ( deep sea fan) du Rhône. Cette unité est une autre preuve de l'existence de phénomènes récents de transit sédimentaire.
Quelle est l'origine des canyons ?
Deux interprétations principales sont proposées pour expliquer l'existence des canyons qui entaillent de nombreuses marges continentales du globe. Elles peuvent être résumées par "du haut vers le bas" et du "bas vers le haut".
- La première hypothèse est basée sur l'observation selon laquelle de nombreux canyons de la pente continentale peuvent être associés à des fleuves du continent. On peut ainsi parfois suivre dans la morphologie sous-marine la continuité entre l'embouchure de certains fleuves, leur vallée incisée durant les bas niveaux eustatiques sur la plate-forme continentale et le canyon sur la pente continentale. C'est par exemple le cas de l'Hudson sur la côte est américaine. Cette continuité est évidement encore plus claire dans les zones sans plate-forme continentale, où l'on passe directement de l'estuaire au canyon, comme pour le Var ou le Zaïre. Cette interprétation a été implicitement retenue lorsque l'on a baptisé certains canyons languedociens comme l'Hérault et l'Aude, même si aucune continuité fleuve/canyon n'était observable dans ces cas. Quant au mécanisme de creusement des canyons, les premiers auteurs pensaient qu'il impliquait une phase d'émersion, avec creusement direct de la pente continentale par des fleuves. Une telle émersion de la pente s'est effectivement produite en Méditerranée au Messinien (il y a un peu plus de 5 millions d'années) du fait de la fermeture du détroit de Gibraltar entrainant une chute du niveau marin estimée à 1500 m, entraînant le creusement de profonds canyons. Ces canyons messiniens n'ont cependant rien à voir avec les canyons quaternaires étudiés ici, et l'on sait maintenant que les courants de turbidité sous-aquatiques sont capables d'éroder et transporter d'importants volumes sédimentaires (et de détruire à l'occasion des câbles sous-marins). Un modèle numérique récement mis au point par l'Université de Columbia aux USA montre que l'excès de pente induit par les apports sédimentaires plus importants (par exemple au niveau d'une embouchure) permet d'expliquer la formation de glissements initiaux, qui évolueront ensuite en canyon sensus stricto. L'hypothèse "du haut vers le bas" garde donc tout son intérêt, surtout depuis que l'on a mis en évidence l'importance des courants hyperpycnaux générés dans les estuaires et pouvant se propager sur de longues distances en domaine sous-marin.
- La deuxième hypothèse invoque la formation de glissements initiés au niveau de la pente continentale, puis évoluant vers l'amont sous forme de glissements régressifs (ou rétrogressifs). Dans une phase ultérieure, ces incisions se connecteraient à des sources sédimentaires situées sur le rebord de plate-forme, et les courants de turbidité deviendraient alors le processus majeur de creusement du canyon. Il y aurait donc "capture" par ces glissements régressifs de l'embouchure des fleuves, le glissement servant au départ de "conduit" emprunté par les turbidites initiées en amont.
Les données de la campagne CALMAR montrent que ces deux processus ont joué un rôle dans le Golfe du Lion. Certains canyons sont de manière claire connectés à d'anciens systèmes fluviatiles. C'est le cas par exemple du canyon de Lacaze-Duthiers, qui a été connecté à un fleuve pyrénéen, probablement l'Agly, comme le montre l'analyse de la structure du plateau continental où l'on observe que la trace du fleuve n'est pas marquée par une forte incision, comme dans le cas de l'Hudson, mais par le dépôt d'un bourrelet sédimentaire. Par contre, on observe aussi de manière très nette, par exemple à l'est du canyon Pruvôt, des loupes d'arrachement entaillant la marge, mais n'ayant pas encore "remonté la pente" jusqu'au rebord de la plate-forme. Un troisième cas, intermédiaire, montre que les canyons ne constituent pas seulement des formes d'érosion, mais d'accumulation sédimentaire. L'amont du canyon de l'Aude est ainsi partiellement comblé par une épaisse série de sédiments probablement prodeltaïques, déposés très rapidement en période de bas niveau. Du fait de l'épaisseur de sédiments non consolidés ainsi accumulés dans l'espace disponible, les phénomènes d'instabilité y ont été exacerbés. Il en résulte que le canyon, transformé pendant un temps en piège à sédiment, sera aussi une zone privilégiée de glissements et dont de nouveaux creusements. La géométrie résultante consistera en une série de figures d'incision et de remplissage emboîtées, bien visibles sur la sismique.
D'où viennent les sédiments accumulés au pied de la marge ?
L'existence en pied de pente continentale d'accumulations sédimentaires récentes (à l'échelle géologique) épaisses de plus de 1000 m, parfois sableuses, pose le problème de l'origine de ces matériaux. Il faut imaginer tout d'abord que la charge solide de fleuves comme le Rhône était beaucoup plus forte avant la construction des barrages qu'elle ne l'est aujourd'hui : les apports rhodaniens, qui constituent la plus grande part des apports fluviatiles actuels, sont estimés à 8 106 tonnes par an, alors qu'ils étaient de l'ordre de 30 106 tonnes par an au début du siècle. De plus, les périodes de bas niveaux marins qui ont ponctué le Quaternaire ont mis en communication presque directe ces fleuves avec les canyons par lesquels les sédiments ont transité vers le domaine profond. En particulier, les périodes de débâcle postglaciaire ont du représenter un moment privilégié de transfert des sédiments depuis les massifs montagneux jusqu'au domaine profond. Enfin, une troisième source d'apports est constituée par les produits de l'érosion, non seulement sur la pente en liaison avec les phénomènes gravitaires mais aussi sur la plate-forme sous l'effet des agents hydrodynamiques, houle et courants. Les travaux en cours sur la plate-forme continentale montrent ainsi que les "dalles" bien connues des pêcheurs du Golfe du Lion sont autant de buttes-témoins d'une érosion des sables de la plage du dernier maximum glaciaire, érosion atteignant 22 mètres dans certains secteurs.
En définitive, les données acquises durant CALMAR viendront compléter celles déjà disponibles plus à l'est, jusqu'à la frontière italienne et autour de la Corse, et synthétisées dans le cadre du programme "cartographie des fonds marins français". Au Sud, les équipes espagnoles ont entamé la cartographie du secteur de Valence et "remontent" vers le Nord. Un important travail de compilation est également en cours sur le plateau continental : des cartes morpho-bathymétriques du domaine compris entre -50 m et le rebord du plateau continental sont en cours de finalisation, le domaine compris entre 0 et -50 m va faire l'objet d'un travail similaire. Nous disposerons bientôt de cartes morpho-bathymétriques de toute la façade méditerranéenne française, intégrant les différents domaines physiographiques (de la côte jusqu'au domaine profond) et comprenant, grâce à des collaborations avec l'Espagne, des secteurs sous la juridiction de ce pays.
L'équipe de projet CALMAR regroupe des chercheurs, ingénieurs et techniciens de l'IFREMER, de l'Université de Barcelone, de l'Institut des Sciences de la Mer de Barcelone, des Universités de Perpignan, Marseille, Lille 1 et Paris 6, et du CNRS de Lyon et Brest. ELF Exploration Production apporte son soutien au projet et a mis certaines données sismiques à disposition.